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Continuation du discours des misères de ce temps (extrait)
P. Ronsard 1562.




    L’autre jour en pensant que cette pauvre terre
S’en allait, ô malheur ! la proie de L’Angleterre,
Et que ses propres fils amenaient l’étranger
Qui boit les eaux du Rhin, afin de l’outrager ;
M’apparut tristement l’idole de la France ;
Non telle qu’elle était lorsque la brave lance
De Henri la gardait, mais faible, sans confort,
Comme cette pauvre femme atteinte de la mort.
Son sceptre lui pendait, et sa robe semée
De fleurs de lis était en cent lieux entamée ;
Son poil était hideux, son śil hâve et profond
Et nulle majesté ne lui haussait le front.

    En la voyant ainsi, je lui dis : « O princesse,
Qui presque de l’Europe as été maîtresse,
Et dis-moi, je t’en pri, d’où vient ta douleur ».

    Elle adonc en tirant sa parole contrainte,
Soupirant aigrement, me fit ainsi sa plainte :
« Une ville est assisse ès champs savoisiens,
Qui par fraude a chassé ses Seigneurs anciens,
Misérable séjour de toute apostasie,
D’opiniâtreté, d’orgueil et d’hérésie,
Laquelle, en cependant que les Rois augmentaient
Mes bornes, et bien loin pour l’honneur combattaient,
Appelant les bannis en sa secte damnable,
M’a fait comme tu voit chétive et misérable.
Or mes Rois, connaissant qu’une telle cité
Leur serait quelque jour une infélicité,
Délibéraient assez de la ruer par terre ;
Mais contre elle jamais n’ont entrepris la guerre ;
Ou soit par négligence, ou soit par le destin,
Entière ils l’ont laissée et de là vient ma fin.

    Comme les laboureurs dont les mains inutiles
Laissent prendre l’hivers un toufeau de chenilles
Dans une feuille sèche au faîte d’un pommier :
Sitôt que le soleil, de son rayon premier,
A la feuille échauffée, et qu’elle est arrosée
Par deux ou par trois fois d’une tendre rosée,
Le venin, qui semblait par l’hiver consumé,
En chenille soudain apparaît animé,
Qui tombe de la feuille et rampent à grand’ peine
D’un dos entre-cassé au milieu de la plaine ;
L’une monte en un chêne et l’autre en ormeau,
Et toujours en mangeant se traînent au coupeau ;
Puis descendent à terre et tellement se paissent
Qu’une seule verdure en la terre ne laissent.

    Alors le laboureur, voyant son champ gâté,
Lamente pour néant qu’il ne s’était hâté
D’étouffer de bonne heure une telle semence ;
Il voit que c’est sa faute et s’en donne l’offense.

    Ainsi lorsque mes rois aux guerres s’efforçaient
Toutes en un monceau ces chenilles croissaient !
Si qu’en moins de trois mois telle tourbe enragée
Sur moi s’est épandue, et m’a toute mangée.

    Or, mes peuples mutins, arrogants et menteurs,
M’ont cassé le bras droit chassant mes Sénateurs,
Car, de peur que la loi ne corrigeât leur vice,
De mes palais royaux ont banni la Justice ;
Ils ont rompu ma robe en rompant mes cités,
Ont pillé mes cheveux en pillant mes églises,
Mes églises, hélas ! que par force ils ont prises,
En poudre foudroyant images et autels,
Vénérables séjours de nos saints immortels ».

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